Heureux adolescents, dont le cour s’ouvre à peine
Comme une violette à la première haleine
Du printemps qui sourit,
Ames couleur de lait, frais buissons d’aubépine
Où, sous le pur rayon, dans la pluie argentine
Tout gazouille et fleurit ;
O vous tous qui sortez des bras de votre mère
Sans connaître la vie et la science amère,
Et qui voulez savoir,
Poètes et rêveurs ! plus d’une fois sans doute,
Aux lisières des bois, en suivant votre route
Dans la rougeur du soir,
A l’heure enchanteresse où sur le bout des branches
On voit se becqueter les tourterelles blanches
Et les bouvreuils au nid,
Quand la nature lasse en s’endormant soupire,
Et que la feuille au vent vibre comme une lyre
Après le chant fini ;

Quand le calme et l’oubli viennent à toutes choses,
Et que le sylphe rentre au pavillon des roses
Sous le parfum plié ;
Emus de tout cela, pleins d’ardeurs inquiètes,
Vous avez souhaité ma liste et mes conquêtes !
Vous m’avez envié
Les festins, les baisers sur les épaules nues,
Toutes ces voluptés à votre âge inconnues,
Aimable et cher tourment !
Zerline,
Elvire,
Anna, mes
Romaines jalouses,
Mes beaux lis d’Albion, mes brunes
Andalouses,
Tout mon troupeau charmant.
Et vous vous êtes dit par la voix de vos âmes :
«
Comment faisais-tu donc pour avoir plus de femmes
Que n’en a le sultan ?
Comment faisais-tu donc, malgré verrous et grilles,
Pour te glisser au lit des belles jeunes filles,
Heureux, heureux don
Juan !
«
Conquérant oublieux, une seule de celles
Que tu n’inscrivais pas, une entre tes moins belles,
Ta plus modeste fleur,
Oh ! combien et longtemps nous l’eussions adorée !
Elle aurait embelli, dans une urne dorée,
L’autel de notre cour.

«
Elle aurait parfumé, cette humble violette
Dont sous l’herbe ton pied a fait ployer la tête,
Notre pâle printemps ;
Nous l’aurions recueillie, et de nos pleurs trempée,
Cette étoile aux yeux bleus, dans le bal échappée
A les doigts inconstants.
«
Adorables frissons de l’amoureuse fièvre,
Ramiers qui descendez du ciel sur une lèvre,
Baisers acres et doux,
Chutes du dernier voile, et vous, cascades blondes,
Cheveux d’or inondant un dos brun de vos ondes,
Quand vous connaîtrons-nous ? »
Enfants, je les connais tous, ces plaisirs qu’on rêve.
Autour du tronc fatal l’antique serpent d’Eve
Ne s’est pas mieux tordu ;
Aux yeux mortels, jamais dragon à tête d’homme
N’a d’un plus vif éclat fait reluire la pomme
De l’arbre défendu.
Souvent, comme des nids de fauvettes farouches,
Tout prêts à s’envoler, j’ai surpris sur des bouches
Des nids d’aveux tremblants ;
J’ai serré dans mes bras de ravissants fantômes,
Bien des vierges en fleur m’ont versé les purs baumes
De leurs calices blancs.

Pour en avoir le mot, courtisanes rusées,
J’ai pressé, sous le fard, vos lèvres plus usées
Que le grès des chemins.
Egouts impurs où vont tous les ruisseaux du monde.
J’ai plongé sous vos flots ; et toi, débauche immonde.
J’ai vu tes lendemains.
J’ai vu les plus purs fronts rouler après l’orgie.
Parmi les flots de vin, sur la nappe rougie.
J’ai vu les fins de bal
El la sueur des bras, et la pâleur des têtes
Plus mornes que la
Mort sous leurs boucles défaites
Au soleil matinal.
Comme un mineur qui suit une veine inféconde,
J’ai fouillé nuit ei jour l’existence profonde
Sans trouver le filon ;
J’ai demandé la vie à l’amour qui la donne,
Mais vainement ; je n’ai jamais aimé personne
Ayant au monde un nom.
J’ai brûlé plus d’un cour dont j’ai foulé la cendre.
Mais je restai toujours, comme la salamandre,
Froid au milieu du feu.
J’avais un idéal frais comme la rosée,
Une vision d’or, une opale irisée
Par le regard de
Dieu ;

Femme comme jamais sculpteur n’en a pétrie.
Type réunissant
Cléopâtre et
Marie,
Grâce, pudeur, beauté ;
Une rose mystique, où nul ver ne se cache ;
Les ardeurs du volcan et la neige sans tache
De la virginité !
Au carrefour douteux,
Y grec de
Pythagore,
J’ai pris la branche gauche, et je chemine encore
Sans arriver jamais.
Trompeuse
Volupté, c’est toi que j’ai suivie !
Et peut-être, ô
Vertu ! l’énigme de la vie,
C’est toi qui la savait.
Que n’ai-je comme
Faust, dans ma cellule sombre,
Contemplé sur le mur la tremblante pénombre
Du microcosme d’or !
Que n’ai-je, feuilletant cabales et grimoires,
Auprès de mon fourneau, passé les heures noires
A chercher le trésor !
J’avais la tête forte, et j’aurais lu ton livre
Et bu ton vin amer,
Science, sans être ivre
Comme un jeune écolier !
J’aurais contraint
Isis à relever son voile,
Et du plus haut des cieux fait descendre l’étoile
Dans mon noir atelier.

N’écoutez pas l’Amour, car c’est un mauvais maît
Aimer, c est ignorer, et vivre, c est connaître.
Apprenez, apprenez ;
Jetez et rejetez à toute heure la sonde,
Et plongez plus avant sous cette mer profonde
Que n’ont fait nos aînés.
Laissez
Léviathan souffler par ses narines.
Laissez le poids des mers au fond de vos poitrine
Presser votre poumon.
Fouillez les noirs écueils qu’on a pu reconnaître,
Et dans son coffre d’or vous trouverez peut-être
L’anneau de
Salomon !

Ainsi parla don
Juan.
Et sous la froide voûte,
Las, mais voulant aller jusqu’au bout de la route.
Je repris mon chemin.
Enfin je débouchai dans une plaine morne
Qu’un ciel en feu fermait à l’horizon sans borne
D’un cercle de carmin.
Le sol de cette plaine était d’un blanc d’ivoire,
Un fleuve la coupait comme un ruban de moire
Du rouge le plus vif.
Tout était ras ; ni bois, ni clocher, ni tourelle ;
Et le vent ennuyé la balayait de l’aile
Avec un ton plaintif.

J’imaginai d’abord que cette étrange teinte,
Cette couleur de sang dont cette onde était peinte
N’était qu’un vain reflet ;
Que la craie et le tuf formaient ce blanc d’ivoire ;
Mais je vis que c’était (me penchant pour y boire)
Du vrai sang qui coulait.
Je vis que d’os blanchis la terre était couverte.
Froide neige de morts, où nulle plante vene,
Nulle fleur ne germait ;
Que ce sol n’était fait que de poussière d’homme,
Ht qu’un peuple à remplir
Thèbes,
Palmyre et
Rome,
Etait là qui dormait.
Une ombre, dos voûté, front penché, dans la brise
Passa.
C’était bien lui, la redingote grise
Et le petit chapeau.
Une aigle d’or planait sur sa tête sacrée.
Cherchant, pour s’y poser, inquiète, effarée,
Un bâton de drapeau.
Les squelettes lâchaient de rajuster leurs têies,
Le spectre du tambour agitait ses baguettes
A son pas souverain ;
Une immense clameur volait sur son passage,
Et cent mille canons qui chantaient dans l’orage
Leur fanfare d’airain.

Lui ne paraissait pas entendre ce tumulte.
Et, comme un
Dieu de marbre, insensible à son culte,
Marchait silencieux ;
Quelquefois seulement, comme à la dérobée.
Pour retrouver au ciel son étoile tombée
Il relevait les yeux.
Mais le ciel empourpré d’un reflet d’incendie
N’avait pas une étoile, et la flamme agrandie
Montait, montait toujours.
Alors, plus pâle encor qu’aux jours de
Sainte-Hélène.
Il refermait ses bras sur sa poitrine, pleine
De gémissements sourds.
Quand il fut devant nous : «
Grand empereur, lui dis-je,
Ce mot mystérieux que mon destin m’oblige
A chercher ici-bas,
Ce mot perdu que
Faust, demandait à son livre,
Et don
Juan à l’amour, pour mourir ou pour vivre,
Ne le sauriez-vous pas ?
– «
O malheureux enfant ! lit l’ombre impériale,
Retourne-t’en là-haut, la bise est glaciale.
Et je suis tout transi.
Tu ne trouverais pas, sur la route, d’auberge
Où réchauffer tes pieds, car la
Mort seule héberge
Ceux qui passent ici.

«
Regarde…
C’en est fait.
L’étoile est éclipsée.
Un sang noir pleut du flanc de mon aigle, blessée
Au milieu de son vol.
Avec les blancs flocons de la neige éternelle.
Du haut du ciel obscur, les plumes de son aile
Descendent sur le sol.
«
Hélas ! je ne saurais contenter ton envie :
J’ai vainement cherché le mot de cette vie.
Comme
Faust et don
Juan,
Je ne sais rien de plus qu’au jour de ma naissance, lit pourtant je faisais dans ma toute-puissance
Le calme et l’ouragan ;
«
Pourtant l’on me nommait par excellence i.’hom.su; :
L’on portail devant moi l’aigle et les faisceaux, comme
Aux vieux
Césars romains ;
Pourtant j’avais dix rois pour me tenir ma robe,
J’étais un
Charlemagne emprisonnant le globe
Dans une de mes mains.
«
Je n’ai rien vu de plus du haut de la colonne
Où ma gloire, arc-en-ciel tricolore, rayonne.
Que vous autres d’en bas.
En vain de mon talon j’éperonnais le monde :
Toujours le bruit des camps et du canon qui gronde,
Des assauts, des combats ;

«
Toujours des plats d’argent avec des clefs de villes.
Un concert de clairons et de hourras servîtes,
Des lauriers, des discours ;
Un ciel noir, dont la pluie était de la mitraille,
Des morts à saluer sur un champ de bataille ;
Ainsi passaient mes jours.
«
Que ton doux nom de miel,
Laetitia, ma mère,
Mentait cruellement à ma fortune amère !
Que j’étais malheureux !
Je promenais partout ma peine vagabonde.
J’avais rêvé l’empire, et la boule du monde
Dans ma main sonnait creux.
«
Ah ! le sort des bergers, et le hêtre où
Tityre
Dans la chaleur du jour à l’écart se retire
Et chante
Amaryllis,
Le grelot qui résonne et le troupeau qui bêle,
Le lait pur ruisselant d’une blanche mamelle
Entre des doigts de lis ;
«
Le parfum du foin vert et l’odeur de l’étable,
Le pain bis des pasteurs, quelques noix sur la table.
Une écuelle de bois ;
Une flûte à sept trous jointe avec de la cire.
Et six chèvres, voilà tout ce que je désire,
Moi, le vainqueur des rois.

«
Une peau de mouton couvrira mes épaules,
Galatée en riant s’enfuira sous les saules,
lit je l’y poursuivrai ;
Mes vers seront plus doux que la douce ambroisie.
Et
Daphnis deviendra pâle de jalousie
Aux airs que je jouerai.
«
Ah ! je veux m’en aller dans mon île de
Corse,
Par le bois dont la chèvre en passant mord l’écorce.
Par le ravin profond.
Le long du sentier creux où chante la cigale.
Suivre nonchalamment en sa marche inégale
Mon troupeau vagabond.
«
Le
Sphinx est sans pitié pour quiconque se trompe.
Imprudent, tu veux donc qu’il l’égorgé et te pompe
Le pur sang de ton cour !
Le seul qui devina cette énigme funeste
Tua
Laïus son père, et commit un inceste :
Triste prix du vainqueur ! »

Me voilà revenu de ce voyage sombre,
Où l’on a pour flambeaux et pour astre dans l’ombre
Que les yeux du hibou ;
Comme, après tout un jour de labourage, un buffle
S’en retourne à pas lents, morne et baissant le mufle.
Je vais ployant le cou.
Me voilà revenu du pays des fantômes ;
Mais je conserve encor, loin des muets royaumes,
Le teint pâle des morts.
Mon vêtement, pareil au crêpe funéraire
Sur une urne jeté, de mon dos jusqu’à terre
Pend au long de mon corps.
Je sors d’entre les mains d’une
Mort plus avare
Que celle qui veillait au tombeau de
Lazare ;
Elle garde son bien :
Elle lâche le corps, mais elle retient l’âme ;
Elle rend le flambeau, mais elle éteint la flamme ;
Et
Christ n’y pourrait rien.
Je ne suis plus, hélas ! que l’ombre de moi-même,
Que la tombe vivante où gît tout ce que j’aime.
Et je me survis seul ;
Je promène avec moi les dépouilles glacées
De mes illusions, charmantes trépassées
Dont je suis le linceul.
Je suis trop jeune encor, je veux aimer et vivre,
O
Mort !… et je ne puis me résoudre à te suivre-Dans le sombre chemin ;
Je n’ai pas eu le temps de bâtir la colonne
Où la gloire viendra suspendre ma couronne ;
O
Mon, reviens demain !

Vierge aux beaux seins d’albâtre, épargne ton poète,
Souviens-toi que c’est moi qui, le premier, t’ai faite
Plus belle que le jour ;
J’ai changé ton teint vert en pâleur diaphane,
Sous de beaux cheveux noirs j’ai caché ton vieux crâne,
Et je t’ai fait la cour.
Laisse-moi vivre encor, je dirai tes louanges ;
Pour orner ton palais, je sculpterai des anges,
Je forgerai des croix ;
Je ferai, dans l’église et dans le cimetière,
Fondre le marbre en pleurs et se plaindre la pierre
Comme au tombeau des rois !
Je te consacrerai mes chansons les plus belles :
Pour toi j’aurai toujours des bouquets d’immortelles
Ht des fleurs sans parfum.
J’ai planté mon jardin, ô
Mort, avec tes arbres ;
L’if, le buis, le cyprès, y croisent sur les marbres
Leurs rameaux d’un vert brun.
J’ai dit aux belles fleurs, doux honneurs du parterre,
Au lis majestueux ouvrant son blanc cratère,
A la tulipe d’or,
A la rose de mai que le rossignol aime,
J’ai dis au dahlia, j’ai dit au chrysanthème,
A bien d’autres encor :

«
Ne croissez pas ici ! cherchez une autre terre.
Frais amour du printemps ; pour ce jardin austère
Votre éclat est trop vif ;
Le houx vous blesserait de ses pointes aiguës,
Ht vous boiriez dans l’air le poison des ciguës.
L’odeur acre de l’if. »
Ne m’abandonne pas, ô ma mère, ô
Nature !
Tu dois une jeunesse à toute créature,
A toute âme un amour :
Je suis jeune, et je sens le froid de la vieillesse,
Je ne puis rien aimer.
Je veux une jeunesse,
N’eût-elle qu’un seul jour !
Ne me sois pas marâtre, ô
Nature chérie !
Redonne un peu de sève à la plante flétrie
Qui ne veut pas mourir ;
Les torrents de mes yeux ont noyé sous leur pluie
Son bouton tout rongé que nul soleil n’essuie
Et qui ne peut s’ouvrir.
Air vierge, air de cristal, eau, principe du monde,
Terre qui nourris tout, et toi, flamme féconde,
Rayon de l’oil de
Dieu,
Ne laissez pas mourir, vous qui donnez la vie,
La pauvre fleur qui penche et qui n’a d’autre envie
Que de fleurir un peu !

Etoiles qui d’en haut voyez valser les mondes,
Faites pleuvoir sur moi, de vos paupières blondes,
Vos pleurs de diamant !
Lune, lis de la nuit, fleur du divin parterre.
Verse-moi tes rayons, ô blanche solitaire.
Du fond du firmament !
Oil ouvert sans repos au milieu de l’espace,
Perce, soleil puissant, ce nuage qui passe,
Que je te vois encor !
Aigles, vous qui fouettez le ciel à grands coups d’ailes,
Griffons au vol de feu, rapides hirondelles,
Prêtez-moi votre essor !
Vents, qui prenez aux fleurs leurs âmes parfumées
Et les aveux d’amour aux bouches bien aimées ;
Air sauvage des monts
Encor tout imprégné des senteurs du mélèze,
Brise de l’Océan où l’on respire à l’aise,
Emplissez mes poumons !

Avril, pour m’y coucher, m’a fait un tapis d’herbe,
Le lilas sur mon front s’épanouit en gerbe,
Nous sommes au printemps.
Prenez-moi dans vos bras, doux rêves du poète,
Entre vos seins polis posez ma pauvre tête
Et bercez-moi longtemps.

Loin de moi, cauchemars, spectres des nuits !
Les roses.
Les femmes, les chansons, toutes les belles choses
Et tous les beaux amours,
Voilà ce qu’il me faut.
Salut, ô
Muse antique,
Muse au frais laurier vert, à la blanche tunique,
Plus jeune tous les jours !
Brune aux yeux de lotus, blonde à paupière noire,
O
Grecque de
Milet, sur l’escabeau d’ivoire
Pose tes beaux pieds nus !
Que d’un nectar vermeil la coupe se couronne !
Je bois à ta beauté d’abord, blanche
Théone,
Puis aux
Dieux inconnus.
Ta gorge est plus lascive et plus souple que l’onde.
Le lait n’est pas si pure et la pomme est moins ronde ;
Allons ! un beau baiser !
Hâtons-nous, hâtons-nous !
Notre vie, ô
Théone,
Est un cheval ailé que le
Temps éperonne ;
Hâtons-nous d’en user.
Chantons
Io,
Péan !…
Mais quelle est cette femme
Si pâle sous son voile ?
Ah ! c’est toi, vieille infâme !
Je vois ton crâne ras ;
Je vois tes grands yeux creux, prostituée immonde,
Courtisane éternelle environnant le monde
Avec tes maigres bras !















 

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Poèmes de Théophile Gautier

Théophile Gautier – The Poetry Monster