C’était le
Jour des
Morts : une froide bruine
Au bord du ciel rayé, comme une trame fine,
Tendait ses filets gris ;
Un vent de nord sifflait ; quelques feuilles rouillées
Quittaient en frissonnant les cimes dépouillées
Des ormes rabougris ;
Et chacun s’en allait dans le grand cimetière,
Morne, s’agenouiller sur le coin de la pierre
Qui recouvre les siens,
Prier
Dieu pour leur âme, et par des fleurs nouvelles
Remplacer, en pleurant, les pâles immortelles
Et les bouquets anciens.
Moi, qui ne connais pas cette douleur amère
D’avoir couché là-bas ou mon père ou ma mère
Sous les gazons flétris,
Je marchais au hasard, examinant les marbres,
Ou, par une échappée, entre les branches d’arbres,
Les dômes de
Paris ;

Et comme je voyais bien des croix sans couronne,
Bien des fosses dont l’herbe était haute, où personne
Pour prier ne venait,
Une pitié me prit, une pitié profonde
De ces pauvres tombeaux délaissés, dont au monde
Nul ne se souvenait.
Pas un seul brin de mousse à tous ces mausolées,
Cependant, et des noms de veuves désolées,
D’époux désespérés,
Sans qu’un gramen voilât leurs majuscules noires,
Etalaient hardiment leurs mensonges notoires
A tous les yeux livrés.
Ce spectacle me fit sourdre au cour une idée
Dont j’ai, depuis ce temps, toujours l’âme obsédée.
Si c’était vrai, les morts
Tordraient leurs bras noueux de rage dans leur bière
Et feraient pour lever leurs couvercles de pierre
D’incroyables efforts !
Peut-être le tombeau n’est-il pas un asile
Où, sur son chevet dur, on puisse enfin tranquille
Dormir l’éternité,
Dans un oubli profond de toute chose humaine,
Sans aucun sentiment de plaisir ou de peine
d’être ou d’avoir été.

Peut-être n’a-t-on pas sommeil ; et quand la pluie
Filtre jusques à vous, l’on a froid, l’on s’ennuie
Dans sa fosse tout seul.
Oh ! que l’on doit rêver tristement sous ce gîte
Où pas un mouvement, pas une onde n’agite
Les plis droits du linceul !
Peut-être aux passions qui nous brûlaient, émue,
La cendre dans nos cours vibre encore et remue
Par delà le tombeau,
Et qu’un ressouvenir de ce monde dans l’autre,
D’une vie autrefois enlacée à la nôtre.
Traîne quelque lambeau.
Ces morts abandonnés sans doute avaient des femmes,
Quelque chose de cher et d’intime ; des âmes
Pour y verser la leur :
S’ils étaient éveillés au fond de cette tombe,
Où jamais une larme avec des fleurs ne tombe,
Quelle affreuse douleur !
Sentir qu’on a passé sans laisser plus de marque
Qu’au dos de l’Océan le sillon d’une barque,
Que l’on est mort pour tous ;
Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient.
Et qu’un saule pleureur aux longs bras qui se plient
Seul se plaigne sur vous !

Au moins, si l’on pouvait, quand la lune blafarde,
Ouvrant ses yeux sereins aux cils d’argent, regarde
Et jette un reflet bleu
Autour du cimetière, entre les tombes blanches.
Avec le feu follet dans l’herbe et sous les branches.
Se promener un peu !
S’en revenir chez soi, dans la maison, théâtre
De sa première vie, et frileux, près de l’âtre.
S’asseoir dans son fauteuil,
Feuilleter ses bouquins et fouiller son pupitre,
Jusqu’au moment où l’aube, illuminant la vitre,
Vous renvoie au cercueil !
Mais non ; il faut rester sur son lit mortuaire,
N’ayant pour se couvrir que le lin du suaire,
N’entendant aucun bruit,
Sinon le bruit du ver qui se traîne et chemine
Du côté de sa proie, ouvrant sa sourde mine,
Ne voyant que la nuit.
Puis, s’ils étaient jaloux, les morts, tout ce que
Dante
A placé de tourments dans sa spirale ardente.
Près des leurs seraient doux.
Amants, vous qui savez ce qu’est la jalousie,
Ce qu’on souffre de maux à cette frénésie :
Un cadavre jaloux !

Impuissance et fureur !
Etre là, dans sa fosse,
Quand celle qu’on aimait de tout son amour, fausse
Aux beaux serments jurés,
En se raillant de vous, dans d’autres bras répète
Ce qu’elle vous disait, rouge et penchant la tête.
Avec des mots sacrés ;
Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre,
Pendant qu’elle est au bal, se tapir dans sa chambre.
Et lorsque, de retour,
Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,
Dans un cristal profond réfléchir son squelette
Et sa poitrine à jour.
Riant affreusement d’un rire sans gencive.
Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive,
Et, tenaillant sa main,
Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse,
Faire râler ces mots d’une voix caverneuse
Qui n’a plus rien d’humain :
«
Femme vous m’avez fait des promesses sans nombre !
Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre,
Moi, je me ressouviens.
Vous avez dit, à l’heure où la mort me vint prendre,
Que vous me suivriez bientôt ; lassé d’attendre.
Pour vous chercher je viens ! »
Dans un repli de moi cette pensée étrange
Est là comme un cancer qui m’use et qui me mange,
Mon oil en devient creux ;
Sur mon front nuager de nouveaux plis se fouillent,
Pe cheveux et de chair mes tempes se dépouillent.
Car ce serait affreux !
La mort ne sérail plus le remède suprême ;
L’homme contre le sort, dans la tombe elle-même
N’aurait pas de recours,
Et l’on ne pourrait plus se consoler de vivre,
Par l’espoir tant fêté du calme qui doit suivre
L’orage de nos jours.

II

Dans le fond de mon âme agitant ma pensée,
Je restais là rêveur et la tête baissée
Debout contre un tombeau.
C’était un marbre neuf, et, sur la blanche épaule
D’un génie éploré, les longs cheveux d’un saule
Tombaient comme un manteau.
La bise, feuille à feuille, emportait la couronne
Dont les débris jonchaient le fût de la colonne ;
On aurait dit des pleurs
Que sur la jeune fille, au printemps moissonnée,
Pauvre fleur du matin, avant midi fanée.
Versaient les autres fleurs.
La lune entre les ifs faisait luire sa corne ;
De grands nuages noirs couraient sur le ciel morne
Et passaient par devant ;
Les feux follets valsaient autour du cimetière,
Et le saule pleureur secouait sa crinière
Eparpillée au vent.
On entendait des bruits venus de l’autre monde.
Des soupirs de terreur et d’angoisse profonde.
Des voix qui demandaient
Quand donc à leurs tombeaux l’on mettrait des fleurs
[neuves
Comment allait la terre, et pourquoi donc leurs veuves
Aussi longtemps tardaient ?
Tout à coup…, j’ose à peine en croire mon oreille,
Sous le marbre entr’ouvert, ô terreur, ô merveille !
J’entendis qu’on parlait.
C’était un dialogue, et, du fond de la fosse,
A la première voix une voix aigre et fausse
Par instant se mêlait.
Le froid me prit.
Mes dents d’épouvante claquèrent.
Mes genoux chancelants sous moi s’entre-choquèrent :
Je compris que le ver
Consommait son hymen avec la trépassée,
Eveillée en sursaut dans sa couche glacée.
Par cette nuit d’hiver.

I.A
TREPASSEE;

Est-ce une illusion ?
Cette nuit tant rêvée,
La nuit du mariage, elle est donc arrivée ?
C’est le lit nuptial.
Voici l’heure où l’époux, jeune et parfumé, cueille
La beauté de l’épouse, et sur son front effeuille
L’oranger virginal.
LE
VER
Cette nuit sera longue, ô blanche trépassée !
Avec moi, pour toujours, la mort t’a fiancée ;
Ton lit, c’est le tombeau.
Voici l’heure où le chien contre la lune aboie,
Où le pâle vampire erre et cherche sa proie,
Où descend le corbeau.
I.A
TRKPASSÉEE
Mon bien-aimé, viens donc ! l’heure est déjà passée.
Oh ! tiens-moi sur ton cour, entre tes bras pressée.
J’ai bien peur, j’ai bien froid.
Réchauffe à tes baisers ma bouche qui se glace.
Oh ! viens ; je tâcherai de te faire une place.
Car le lit est étroit !

LE
VER
Cinq pieds de long sur deux de large, la mesure
Est prise exactement ; cette couche est trop dure :
L’époux ne viendra pas.
Il n’entend pas tes cris.
Il rit dans quelque fête.
Allons ! sur ton chevet repose en paix ta tête
Et recroise tes bras.
I.A
TRÉPASSÉE
Quel est donc ce baiser humide et sans haleine ?
Cette bouche sans lèvre, est-ce une bouche humaine,
Est-ce un baiser vivant ?
O prodige ! à ma droite, à ma gauche, personne !
Mes os craquent d’horreur, toute ma chair frisonne
Comme un tremble au grand vent.
LE
VER
Ce baiser, c’est le mien : je suis le ver de terre ;
Je viens pour accomplir le solennel mystère.
J’entre en possession.
Me voilà ton époux, je te serai fidèle.
Le hibou tout joyeux fouettant l’air de son aile
Chante notre union.

I.A
TREPASSEE
Oh ! si quelqu’un passait auprès du cimetière !
J’ai beau heurter du front les planches de ma bière.
Le couvercle est trop lourd !
Le fossoyeur dort mieux que les morts qu’il enterre.
Quel silence profond ?
La route est solitaire ;
L’écho lui-même est sourd.
LE
VER
A moi tes bras d’ivoire, à moi ta gorge blanche,
A moi tes flancs polis avec ta belle hanche
A l’ondoyant contour,
A moi tes petits pieds, ta main douce et ta bouche,
Et ce premier baiser que ta pudeur farouche
Refusait à l’amour !
LA
TRÉPASSÉE
C’en est fait ! c’en est fait !
Il est là ! sa morsure
M’ouvre au flanc une large et profonde blessure ;
Il me ronge le cour.
Quelle torture !
O
Dieu, quelle angoisse cruelle !
Mais que faites-vous donc lorsque je vous appelle,
O ma mère, ô ma sour ?

Dans leur âme déjà ta mémoire est fanée,
Et pourtant sur ta fosse, ô pauvre abandonnée,
L’oranger est tout frais.
La tenture funèbre à peine repliée,
Comme un songe d’hier elles t’ont oubliée.
Oubliée à jamais.
LA
TRÉPASSÉE
L’herbe pousse plus vite au cour que sur la fosse ;
Une pierre, une croix, le terrain qui se hausse,
Disent qu’un mort est là.
Mais quelle croix fait voir une tombe dans l’âme
Oubli ! seconde mort, néant que je réclame,
Arrivez, me voilà !
LE
VER
Console-toi. –
La mort donne la vie. –
Eclose
A l’ombre d’une croix, l’églantine est plus rose
Et le gazon plus vert.
La racine des fleurs plongera sous tes côtes,
A la place où tu dors les herbes seront hautes ;
Aux mains de
Dieu tout sert !

Un mort qu’ils réveillaient les pria de se taire ;
Un pâle éclair, parti non du ciel, mais de terre.
Me fit dans leurs tombeaux
Voir tous les trépassés, cadavres ou squelettes.
Avec leurs os jaunis ou leurs chairs violettes,
S’en allant par lambeaux ;
Les jeunes et les vieux, peuple du cimetière,
Pauvres morts oubliés n’entendant sur leur pierre
Gémir que l’ouragan,
Et, dévorés d’ennui dans leur froide demeure,
De leurs yeux sans regard cherchant à savoir l’heure
A l’éternel cadran.
Puis tout devint obscur, et je repris ma route,
Pâle d’avoir tant vu, plein d’horreur et de doute,
L’esprit et le corps las ;
Et, me suivant partout, mille cloches fêlées,
Comme des voix de mort, me jetaient par volées
Les râlements du glas.

III

Et je rentrai chez moi. –
De lugubres pensées
Tournaient devant mes yeux sur leurs ailes glacées
Et me rasaient le front.
Comme on voit sur le soir, autour des cathédrales,
Des essaims de corbeaux dérouler leurs spirales
Et voltiger en rond.

Dans ma chambre, où tremblait une jaune lumière,
Tout prenait une forme horrible et singulière,
Un aspect effrayant.
Mon lit était la bière, et la lampe le cierge.
Mon manteau déployé le drap noir qu’on asperge
Sous la porte en priant.
Dans son cadre terni, le pâle
Christ d’ivoire.
Cloué les bras en croix sur son étoffe noire.
Redoublait de pâleur ;.
Et comme au
Golgotha. dans sa dure agonie.
Les muscles en relief de sa face jaunie
Se tordaient de douleur.
Les tableaux, ravivant leurs nuances éteintes.
Au reflet du foyer prenaient d’étranges teintes.
Et, d’un air curieux,
Comme des spectateurs aux loges d’un théâtre,
Vieux portraits enfumés, pastels aux tons de plâtre.
Ouvraient tout grands leurs yeux.
Une tête de mort sur nature moulée
Se détachait en blanc, grimaçante et pelée,
Sous un rayon blafard.
Je la vis s’avancer au bord de la console ;
Ses mâchoires semblaient rechercher leur parole,
Et ses yeux leur regard.
De ses orbites noirs, où manquaient les prunelles,
Jaillirent tout à coup de fauves étincelles,
Comme d’un oil vivant.
Une haleine passa sur ses dents déchaussées…
Les rideaux à plis droits tombaient sur les croisées :
Ce n’était pas le vent.
Faible comme ces voix que l’on entend en rêve,
Triste comme un soupir des vagues sur la grève.
J’entendis une voix.
Or, comme ce jour-là j’avais vu tant de choses,
Tant d’effets merveilleux dont j’ignorais les causes.
J’eus moins peur cette fois :
RAPHAËL
Je suis le
Raphaël, le
Sanzio, le grand maître !
O frère, dis-le-moi, peux-tu me reconnaître
Dans ce crâne hideux ?
Car je n’ai rien, parmi ces plâtres et ces masques,
Tou ces crânes luisants, polis comme des casques,
Qui me distingue d’eux.
Et pourtant c’est bien moi ! moi, le divin jeune homme,
Le roi de la beauté, la lumière de
Rome,
Le
Raphaël d’Urbin !
L’enfant aux cheveux bruns qu’on voit aux galeries,
Mollement accoudé, suivre ses rêveries,
La tête dans sa main !

O ma
Fornarina ! ma blanche bien-aimée.
Toi qui dans un baiser pris mon âme pâmée
Pour la remettre au ciel,
Voilà donc ton amant, le beau peintre au nom d’ange.
Cette tête qui fait une grimace étrange :
Eh bien ! c’est
Raphaël !
Si ton ombre endormie au fond de la chapelle
S’éveillait et venait à ma voix qui t’-appelle.
Oh ! je te ferais peur !
Que le marbre entr’ouvert sur ta tête retombe.
Ne viens pas, ne viens pas ! et garde dans ta tombe
Le rêve de ton cour !
Analyseurs damnés, abominable race,
Hyènes qui suivez le cortège à la trace
Pour déterrer le corps,
Aurez-vous bientôt fait de déclouer les bières
Pour mesurer nos os et peser nos poussières ?
Laissez dormir les morts !
Mes maîtres, savez-vous, qui donc a pu le dire ?
Ce qu’on sent quand la scie, avec ses dents, déchire
Nos lambeaux palpitants ?
Savez-vous si la mort n’est pas une autre vie !
Et si, quand leur dépouille à la tombe est ravie,
Les aïeux sont contents ?

Ah ! vous venez fouiller de vos ongles profanes
Nos tombeaux violés, pour y prendre nos crânes !
Vous êtes bien hardis.
Ne craignez-vous donc pas qu’un beau jour, pâle et blême.
Un trépassé se lève et vous dise : «
Anathème ! »
Comme je vous le dis ?
Vous imaginez donc, dans cette pourriture,
Surprendre les secrets de la mère
Nature
Et le travail de
Dieu ?
Ce n’est pas par le corps qu’on peut comprendre l’âme :
Le corps n’est que l’autel, le génie est la flamme ;
Vous éteignez le feu !
O mes
Enfants-Jésus ! ô mes brunes madones !
O vous qui me devez vos plus fraîches couronnes,
Saintes du paradis !
Les savants font rouler mon crâne sur la terre,
Et vous souffrez cela sans prendre le tonnerre,
Sans frapper ces maudits !
Il est donc vrai ! le ciel a perdu sa puissance :
Le
Christ est mort, le siècle a pour
Dieu la science,
Pour foi la liberté.
Adieu les doux enfants de la rose mystique ;
Adieu l’amour ; adieu la poésie antique ;
Adieu, sainte beauté !

Vos peintres auront beau, pour voir comme elle est faite,
Tourner entre leurs mains et retourner ma tête,
Mon secret est à moi.
Ils copieront mes tons, ils copieront mes poses.
Mais il leur manquera ce que j’avais, deux choses,
L’amour avec la foi !
Dites qui d’entre vous, fils de ce siècle infâme.
Peut rendre saintement la beauté de la femme ?
Aucun, hélas ! aucun.
Pour vos petits boudoirs il faut des priapées ;
Qui vous jette un regard, ô mes vierges drapées,
O mes saintes ?
Pas un.
L’aiguille a fait son tour.
Votre tâche est finie ;
Comme un pâle vieillard, le siècle à l’agonie
Se lamente et se tord.
L’ange du jugement embouche la trompette,
Et la voix va crier : «
Que justice soit faite,
Le genre humain est mort !»
Je n’entendis plus rien.
L’aube aux lèvres d’opale,
Tout endormie encor, sur le vitrage pâle
Jetait un froid rayon,
Et je vis s’envoler, comme on voit quelque orfraie
Que sous l’arceau gothique une lueur effraie.
L’étrange vision !















 

***

Poèmes de Théophile Gautier

Théophile Gautier – The Poetry Monster